Ce n’est pas seulement un commerce, un simple commerce qui ferme, c’est le plus ancien magasin de pêche de Suisse qui s’en va. Il met un terme à ses activités tout comme une série d‘autres établissements commerciaux qui viennent de fermer leurs portes à Neuchâtel, C’est triste. Ma ville se désagrège, se dissout…
Dès que j’ai su la mauvaise nouvelle, je suis allée voir le patron, Denis Demange, pour lui dire que je désirais être à ses côtés et lui donner un coup de main ; je lui ai dit que je voulais représenter le Neuchâtel d’autrefois, celui où les valeurs d’autrefois prévalaient, qu’il fallait toujours garder la tête haute quoi qu’il arrive dans la vie et que nous allions fêter la chose avec une bouteille de Mauler rosé. Une fois ma tirade finie, je me suis dit qu’il avait le droit de penser différemment, mais, j’ai eu de la chance, il m’a dit que c’est bien ainsi qu‘il agissait et que ce serait avec plaisir avec, cependant, une condition : il fallait se tutoyer. Comme c’est joli !

La fin mais aussi le début. On le sait, chaque chose a une naissance, un développement, une fin et la fin engendre un nouveau cycle. C’est le cycle d’engendrement dont parlent les Chinois. Le fait de savoir que le cycle existe apporte-t-il une consolation, une certitude que les choses vont s’arranger ? En tous les cas, Denis me dit qu’il y a eu quelques étapes un peu compliquées mais qui ont trouvé des solutions et il a fêté chaque solution. On est du même monde et c’est magnifique. On voit sur la photo que la bouteille de Mauler repose sur une nappe à l’image de Paris. Je lui dis que pour moi Paris n’est jamais loin lorsque je fête quelque chose et il me dit qu’il aime aussi cette ville.
Mars 2021, c’est à ce moment-là que j’ai écrit mon premier article sur lui. Je n’ai pas pensé que j’allais vivre la fin du magasin.
Les raisons ? Il y a tout une chaîne de causes : la covid, une crue du lac qui l’a rendu impossible à la navigation, puis pas assez d’eau, encore une bactérie et une politique qui supprime les places de parc en ville. Cela fait des années que la tendance a commencé et que des amis me disent qu’ils ne viennent plus à Neuchâtel parce qu’il est très difficile de se parquer. Maintenant, on vient de supprimer les places de parc près de la gare ; à croire que seuls les jeunes en short et sac à dos voyagent. J’exagère… Cet article, ni aucun des miens d’ailleurs, n’est pas le lieu d’une polémique, je ne fais que dire ce que tant de personnes constatent : ma ville se désagrège, se dissout, le paysage commercial disparaît. À cela s’ajoute le fait que les grands centres commerciaux et Internet vendent des articles à bas prix et que souvent le personnel a une connaissance très limitée des articles qu’il vend. Au début des années 2000, l’opticien Luther me disait : « Les gens viennent se renseigner chez moi, se faire faire des examens et ensuite vont acheter dans la filiale de la chaîne X (pas besoin de leur faire de la réclame ici !). Ils ne viennent acheter que dans des cas difficiles. » Denis me dit que tout dernièrement deux clients, et ce ne sont pas les seuls, sont allés chez lui avec deux cannes à pêche achetées dans un de ces centres et lui ont demandé de la leur monter. Ils lui ont aussi expliqué que puisque c’était leur premier achat, ils ne voulaient pas trop dépenser. Denis leur a demandé leur profession. : « Ingénieurs chez Y » fut la réponse. Il n’y a rien à ajouter mais la tristesse m’envahit en l’entendant m’égrener les raisons de la fermeture de son magasin. Je lui ai demandé si son service de monteur de cannes à pêche avait été payé : « Non, je suis un passionné ! » Là non plus il n’y a rien à ajouter.
À propos de la filiale de la chaîne X, Denis me dit qu’en Suisse allemande la chaîne ne marche pas parce que les gens tiennent à leurs magasins locaux. J’admire !
Denis me raconte : « Dans mon magasin il y avait des personnes seules qui venaient non seulement pour acheter, mais aussi pour se confier. Je me demande ce qu’elles vont devenir ». Je dois dire que c’est une sorte de révélation pour moi. Je n’ai pas pensé qu’un commerce comme le sien s’y prêtait. J’en prends pour mon grade. J’ai eu ce genre de relation avec les commerçants d’il y a quelques années. Aujourd’hui, je les compte sur les doigts d’une main. Une relation entre le commerçant et le client est aussi empreinte d’amitié, de compréhension, on se rend aussi des services non monétaires . Les commerçants locaux sont remplacés par des filiales de gros commerces. C’est une partie de l’âme de la ville qui s’en va.
Pour le moment me voilà apprentie en inventaire d’articles de pêche, de nettoyage et de démontage de meubles ! J’aime l’apprentissage de toute sorte de métiers et, surtout, j’aime rendre service. Cette fois, je suis bien tombée, Denis est un patron en or : il a quelque chose en commun avec feus MM. Schneitter, le droguiste, et Vautravers, commerçant en articles ménagers : un certain sens de l’humour mais aussi le respect des articles mis en vente. J’avais déjà remarqué un sens très prononcé de l’ordre, du classement chez Denis. Cela se vérifie en cette fin de vie commerciale. Le plaisir que j’ai de l’accompagner en cette période est en plus enrichi à bien des égards : voir une personne mettre fin, par obligation, à une activité qui date de 1882, de façon élégante est une belle leçon. Denis a le sens du devoir, il aime et respecte ce qu’il fait, il est même méticuleux. Il me rend meilleure et c’est un délice. Je parle d’apprentissage non seulement parce que c’est mon sentiment, mais aussi parce qu’à un moment donné, je devais aller dans mon studio de danse chercher les flûtes à champagne et juste avant de fermer la porte, il me dit : « Tu as les clefs ? ». C’est bien le patron qui parle à l’apprentie !
Apprentissage chez Denis. On a commencé par prendre les différents articles, les cataloguer et les photographier. Puis, on a simplifié et on a fait des cartons spécifiques. Je peux dire que j’ai vu l’ordre régner à toutes les étapes. Fascinant !
Son père. J’aime ma ville et ceux qui l’ont construite. Le père de Denis, Christian Demange, en fait partie ; cela fait que j’ai une affection particulière pour lui. Je le dis souvent, nous ne sommes rien sans les autres, et surtout sans les précédents. Alors, la fin de l’enseigne doit marquer Denis. Il me dit que c’est le cas et qu’à un moment donné, il est allé parler à son père sur sa tombe. La semaine qui a suivi lui a apporté les solutions pour son magasin. Je trouve cela magnifique et suis traversée par une onde vibratoire au moment où il me le dit. On trinque à la santé de son père ! Lorsque Denis prend un objet qu’il ne va plus vendre pour le mettre dans la caisse qui sera débarrassée, il m’arrive bien souvent de reprendre l’objet et de dire « Mmmm ! cela peut servir ». et Denis de commenter : « J’ai l’impression d’entendre mon père ! »
« Cela peut servir » était donc l’une des phrases de M. Christian Demange. C’est aussi la mienne. Elle est plus fréquente chez ceux qui ont vécu la guerre ou qui ont vécu dans des pays où il n’y a pas tout. C’est ainsi que je récupère un certain nombre de choses chez Denis. « Tu vas faire quoi avec ? » me demande-t-il. Je n’ai pas toujours une réponse claire, parfois je trouve l’objet beau, parfois c’est pour compléter ce que j’ai, parfois j’ai l’impression que l’objet me dit de le prendre ; alors, je prends. Denis me dit : « Tu vas avoir tout mon magasin chez toi ! » Il exagère, bien sûr.
Attitude remarquable. Il a trouvé un repreneur qui lui dit qu’il peut vider le magasin de la marchandise et de ne pas s’occuper du reste ; puis, il se ravise et lui dit que ce serait bien d’enlever encore ceci et encore plus tard qu’il vaudrait mieux ne rien laisser. Denis avait déjà fait son plan de travail. Mais, il est un gentleman. Il aurait pu dire que l’accord avait été conclu d’une certaine façon. Il n’a rien dit, il s’est exécuté et j’ai trouvé cette attitude remarquable. Chapeau !
Dernier jour ouvrable de la semaine. Les circonstances de la vie on fait que je n’ai pu « aller au travail » que de 15 h à 16 h. Denis avait un rendez-vous après. Il avait préparé mes taches. C’était du nettoyage. Il avait tout calculé et j’arrive à faire ce qu’il fallait. Au moment de partir, le ciel envoie une belle averse. «
- Tu sais pourquoi il pleut ? demandé-je à Denis. C’est que le ciel a vu que je n’ai pas eu le temps d’arroser les plantes de mon balcon et s’est dit qu’il allait me donner un coup de main.
- Tu as un parapluie ?
- Non, j’ai toujours des paquets et ne saurais où le mettre.
- Tu ne vas pas partir ainsi. Tiens ! il reste une veste de pêcheur. C’est juste ta taille.
- Je ne l’avais pas vue et même jamais pensé en porter une fois. Je lui dis qu’il pourrait la vendre. Il m’écoute, regarde par la vitrine et me tend la veste.

Découverte dans le démontage. Je trouve des traces de l’écriture de son père et peut-être des anciens propriétaires sur des étiquettes et les meubles. Je suis touchée. Je trouve même une annonce « Maidenform » collée à un arrière panneau. C’est la marque des soutien-gorge que ma mère a portés bien des années plus tard. Mon Dieu, que cela fait remonter des souvenirs ! Je dis à Denis qu’elle doit dater des années 1930, au moment où la boutique vendait des habits aussi (cf. l’autre article sur le magasin). Je me dis qu’il y a une porte temporelle que je pourrais ouvrir pour revivre ce temps qui me semble tout proche.
Le dernier ticket de caisse : c’est le mien ! Un ou deux jours avant que Denis ne ferme son magasin, je lui ai dit que je désirais acheter un couteau (inutile de lui dire « un bon couteau » parce qu’il ne vend que de la bonne marchandise) et que je lui demandais que ce soit sa dernière vente. Il s’est exécuté. Voici les deux objets.

Dernier article vendu. J’ai donc demandé à Denis de me choisir un couteau. Il me choisit un Opinel. J’ai de la chance, Opinel est une excellente marque française. L’entreprise fait ses premiers pas en 1800, Joseph Opinel invente son premier couteau en 1927 et la firme a une reconnaissance mondiale. Je suis, je l’ai déjà dit, dans l’histoire. De plus, je suis très sensible au français et viens d’apprendre que Larousse a inclus dans son dictionnaire opinel, en même temps que bic, frigidaire et solex. Larousse va parfois trop vite dans certaines acceptions, mais là, il s’agit d’une reconnaissance historique.
Inventaire et démontage en images :


En réalité… j’ai reçu trois fois cette quantité. J’ai aussi reçu des sortes de perles que je vais partager avec les filles de mes amies. Inutile de dire que je suis de toutes les générations !



Ordre et élégance chez Denis. Denis a enlevé les tiroirs des meubles, les a rangés dans sa vitrine afin de faciliter le travail de la personne qui les avait achetés. Plusieurs choses dans cette photo : de l’ordre, du respect pour les meubles, et de l’élégance parce qu’il se met à la place des personnes qui vont charger les meubles et leur allège la charge. C’est le portrait de Denis. Je répète : toutes les étapes ont été sous le règne de l’ordre et de la propreté. Cela a été comme une danse.


Chaque tiroir numéroté. Tout est parfait, mais au moment du déménagement des meubles, on n’a pas le temps de chercher lequel va où et Denis dit que tous les tiroirs vont partout. C’est réellement le cas. Je me dis qu’avec les meubles actuels… Vous avez raison, dit l’acheteur, on ne peut même pas le bouger de la place où on les a montés. Une nouvelle fois je suis émerveillée par le travail fait. Ces meubles ont servi des années et des années et sont toujours en bon état.

« Bonne nouvelle vie ! » a été la phrase de Denis aux meubles en les touchant au moment où la remorque s’en allait avec eux. C’est tout simplement beau.
Ce que l’aventure m’a apporté. Je me dis que je ne m’étais pas trompée en écrivant le premier article sur le personnage et le fait de le connaître mieux me fait l’admirer pour son attitude si élégante face à des inconvénients. J’aime aussi l’ordre, les choses mises en évidence, les beaux rangements, mais de voir travailler Denis me fait aller plus loin. Je ne saurais l’expliciter, je le vis. Je lui suis reconnaissante de m’avoir permis de vivre cette fin de vie commerciale et historique. C’est un fait pour moi. On a aussi bien rigolé parce que, comme déjà aussi dit, il a un certain sens de l’humour. J’ai appris à mieux manier certains outils, j’ai pu apporter une fois ou l’autre mon concours et une fois ou l’autre ses observations m’ont bien nourrie. Cela fait maintenant partie de moi. J’ai grandi et me sens meilleure. À un moment donné, il m’a confié une tâche en me disant qu’il avait bien pensé que j’allais aimer la faire. C’est vrai, j’aime le travail manuel. C’était à la fin du sixième jour de travail :
- Demain, il ne restera que quelques affaires à liquider et à trouver quelle clef va dans quelle porte.
- Magnifique, ce sera la danse des clefs !
- Toi, tu aimes tout faire !
- Oui, pour entrer en communication avec quelqu’un, il faut avoir la bonne clef, c’est comme une porte. Tout n’est que symbole dans cette vie…
- Et on a ri avec l’âme parce que la vie peut être tellement simple !
Célébrations variées. Comme je le dis au début de cet article, il faut toujours garder la tête haute et fêter les choses. Alors, le premier jour de travail commun, nous l’avons fêté avec du Mauler rosé, le deuxième avec un autre genre de rosé, du jus de d’oranges rosées, le troisième avec des gâteaux d’une amie qui partait au ciel, le quatrième avec l’amitié tout court parce que c’est mon jour de jeûne, le cinquième avec du silence afin de ne pas déranger les voisins avec le chargement de la remorque qui emportait les meubles, le sixième avec un sentiment d’exaltation parce que l’on avait accompli un très grand travail, chose qui à un certain moment était apparue impossible et septième et dernier jour avec le sentiment du devoir accompli (ne pas oublier que Denis a fait plus qu’il n’avait été convenu, mais lui se dit qu’il a ainsi le sentiment d’avoir achevé son travail) et, bien sûr, du Mauler rosé. On le voit le cycle se termine comme il avait commencé et c’est signe du départ d’un nouveau cycle.

Ouverture du Mauler. Normalement, j’ouvre les bouteilles. Le premier jour, je n’ai pas réussi. C’est bien la première fois et j’ai dû céder la chose à Denis. Cette fois-ci, je me dis que je dois réussir. Cela prend du temps et il dit :
- Faut pas avoir soif !
- Dieu sait la tête que je fais, et il ajoute :
- Faut pas être dans le désert !
- Je n’en ai cure, réussis à ouvrir la bouteille et là on éclate de rire. C’est cela passer du temps avec lui.

Le fait de participer à toute cette aventure me fait me sentir partie prenante de l’histoire et sens une nouvelle racine pousser pour aller rejoindre l’année où le magasin a été créé. Je la laisse aller plus loin, volontairement, parce que ceux qui étaient vivants en 1882 avaient leurs propres racines et qu’elles se lient aux miennes.

Solutions, c’est le mot de la fin. On rejoint le premier paragraphe, celui où Denis dit qu’il a fêté chaque solution qui lui est apparue. C’est magnifique. On ne peut que lui souhaiter bon vent !
Le plaisir. Bon, cette fois c’est le dernier mot et il se nomme « plaisir ». Le plaisir est un sentiment qui devrait nous accompagner tout le temps. Je le répète à tous mes élèves. À Denis, il n’y a pas besoin de le dire parce qu’il le dit lui-même : quand on a du plaisir, tout va tout seul. Comme il a souvent du plaisir, je l’imagine s’en aller dans la vie dans le bateau du plaisir.
Lien vers le site temporaire de Denis où vous pourrez acheter des articles pour la pêche : aupecheur.ch.
Liens vers des articles sur le commerce au centre-ville ou des personnalités de la ville :
- Michel Vautravers ;
- Gilbert Facchinetti ;
- Attitude exermplaire de l’entreprise Facchinetti ;
- Pierre Dubois ;
- André Oppel et la culture ;
- Droguerie Schneitter ;
- Une caissière remarquable ;
- Interdiscount ;
- Les agences de voyage CFF ;
- Entreprise Bastide et mes rangements à « La Cave perdue » ;
- Une vendeuse remarquable ;
- Attitude des clients ;
- J’aime les travailleurs manuels ;
- Le personnel à la caisse des grands magasins ;
- Questions sociales.
- Révision de textes en français.
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